C'est une petite révolution qui se joue dans le monde feutré des chirurgiens-dentistes: pour la première fois à partir du 1er janvier, des règles limiteront l'installation des professionnels dans certaines zones déjà très dotées, pour tenter de résorber les déséquilibres.
Les inégalités sont flagrantes: en France, 65% des communes, souvent en milieu rural, sont "très sous dotées" en chirurgiens-dentistes selon Cartosanté, l'outil numérique du ministère de la Santé. A l'inverse, 3% d'entre elles, souvent dans les métropoles, sont "très dotées", et 0,2%, soit 77 communes, sont même sur-dotées.
Parmi ces 77 communes se trouvent les beaux quartiers de l'ouest parisien, les 2e, 3e et 6e arrondissements lyonnais, ou encore les villes de Strasbourg, Anglet et Neuilly-sur-Seine. Cette liste est amenée à s'allonger, les données de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et des outre-mer n'ayant pas encore été communiquées.
Ce sont ces dernières communes qui sont concernées par la mesure: au 1er janvier, l'Assurance Maladie y refusera tout nouveau conventionnement d'un chirurgien-dentiste, sauf pour remplacer un départ en retraite ou une cessation d'activité.
En clair, un praticien qui ouvrirait un nouveau cabinet à Strasbourg pourrait tout à fait y soigner ses patients, mais ceux-ci ne seraient pas remboursés.
A quelques jours de son entrée en vigueur, cette nouvelle régulation ne semble pas effrayer les professionnels déjà installés.
"Cela répond à une logique qui est comprise par l'ensemble de la profession", assure David Lafond, vice-président du Conseil régional de l'Ordre des chirurgiens-dentistes du Grand Est, qui exerce lui-même à Strasbourg.
"Et puis il ne sera pas impossible de s'installer: cela implique de reprendre un cabinet, en sachant qu'il y a un grand renouvellement des praticiens à prévoir. Ici, beaucoup de dentistes partent en retraite", assure-t-il.
Mais chez les étudiants et les jeunes diplômés, la mesure est moins bien acceptée.
"Pour nous, c'est le début d'un système coercitif", s'agace Ralitsa Androlova, présidente de l'Union nationale des étudiants en chirurgie dentaire (UNECD). "Ce dispositif met fin à la liberté d'installation, alors qu'on s'engage dans ces études pour exercer un métier libéral".
- Aides à l'installation -
La mesure résulte d'un accord entre l'Assurance Maladie et les deux principaux syndicats de dentistes FSDL (Fédérations des syndicats de dentistes libéraux) et CDF (Chirurgiens dentistes de France), qui représentent plus de 95% de la profession.
"Si on avait pu éviter ces dispositions, on aurait été ravi", admet Julien Cardona, secrétaire général adjoint de CDF. "Mais chaque année, la question de la contrainte à l'installation revenait, et on fait le constat qu'il y a un vrai problème d'accès aux soins. On a pensé qu'il valait mieux négocier ces contraintes, avec un impact plus raisonnable, plutôt que ce soit imposé de manière unilatérale".
En contrepartie de la mise en place d'une régulation dans quelques dizaines de communes françaises, les syndicats ont obtenu le doublement de l'aide forfaitaire à l'installation dans les zones très sous-dotées, portée à 50.000 euros.
Et la carte de ces zones a elle-même été étendue pour couvrir un territoire représentant 30% de la population, contre 7% auparavant.
- "Il était temps" -
Au final, ces mesures "sont équilibrées dans le sens où elles privilégient davantage de chirurgiens dentistes qu'elles n'en pénalisent", estime Julien Cardona.
Le dispositif est également salué par les élus et les habitants des déserts médicaux, qui espèrent voir se réduire les déséquilibres.
"Il était temps qu'on prenne des mesures", soutient Bernard Guy, maire de Saint-Blin (zéro dentiste), et président de l'Association des maires de Haute-Marne. "Dans notre secteur c'est très compliqué. Les agendas sont pleins, aucun dentiste n'accepte de nouveaux patients".
"C'est une très bonne chose", abonde Laure Artru, co-présidente de l'Association de citoyens contre les déserts médicaux. "Les infirmiers, les sage-femmes, les kinésithérapeutes, mais aussi les pharmaciens: de nombreuses professions de santé sont soumises à des règles pour leur installation. A quand la même chose pour les médecins?", interroge-t-elle.
Le 3 décembre, une proposition de loi signée par 237 députés de tous bords a été déposée: elle propose, comme pour les dentistes, d'autoriser un médecin à s'installer dans une zone où l'offre de soins est déjà suffisante seulement lorsqu'un praticien de même spécialité y cesse son activité.
R.Khurana--BD